Voilà un récit où les personnages sont au nombre de trois.
– Un homme sourd et mal-parlant, il est bègue
– La foule qui demande, qui supplie que Jésus impose les mains sur Son infirme (oui, je l’appelle Son infirme, comme si la foule exerçait une relation de possession à l’égard de l’infirme. Vous connaissez la chanson « les dames patronnesses » de Brel ?
Jacques Brel y dénonce les bonnes âmes pleines de bonnes volontés, qui ont chacune, vous savez : « leur pauvre à elle » et Brel leur rappelle les bonnes manières : pour « son » pauvre à soi, il faut tout « tricoter en couleurs caca d’oie »). C’est une chanson très mordante, les Dames Patronnesses. « Pour faire une bonne Dame Patronnesse, il faut être bonne, mais sans faiblesse… »
Ici, pas question de tricot. N’empêche, la foule a « son » infirme à elle. Et elle le conduit à Jésus, avec beaucoup de condescendance, pour qu’il opère sur lui une guérison.
– parce que bien sûr, le troisième personnage, c’est Jésus.
Première chose que je voudrais souligner :
Voilà un récit de guérison où on se rend compte que le véritable guéri n’est peut-être pas celui qu’on croit.
Bien évidemment c’est le bègue, le mal-parlant que notre logique de bien portant semble désigner comme étant celui qui doit être guéri.
Mais quand on lit attentivement ce passage de l’évangile de Marc, celui (ou plutôt celle) qui a besoin d’une guérison semble être encore davantage …la foule elle-même !
Et d’ailleurs, quand on quitte le récit, la guérison de la foule n’a pas encore eu lieu.
L’infirme est délivré de son mal, mais la foule, elle, continue à mal comprendre les injonctions de Jésus.
Elle reste sourde. Elle reste bègue.
La preuve :
Plus Jésus insiste pour qu’elle garde le silence, plus ça parle. Et plus ça parle, plus ça parle à tort et à travers (forcément, quand on ne comprend pas, quand on n’entend pas, on ne peut être en mesure d’ajuster sa parole). La foule alors reste malade, incapable de dépasser les effets du miracle pour en percevoir le message profond.
On ne lui en veut pas : est-ce que nous sommes nous-mêmes capables de percevoir les effets profonds de ce qui nous arrive ?..
Ephatha, c’est le mot que lâche Jésus pour la guérison de l’infirme. Elle est adressée au mal-parlant.
Elle est destinée -peut-être- à la foule…
Est-ce que nous, nous saurons l’entendre pour nous ?
« Ephatha », ce mot, qui est dans le texte proposé et prononcé en araméen, ne laisse pas indifférent. L’araméen, ça fait rupture avec le grec du texte écrit, et ça provoque chez nous, auditeurs, le même effet avec le français du texte lu.
« Ephatha », le mot claque, il résonne comme une note dominante dans le texte. C’est son étrangeté qui attire l’oreille et l’attention. À la lecture, on ne l’attend pas : alors on l’entend. Voilà un mot qui sort du lot.
Ephatha c’est un mot qui Im-Porte. C’est à dire qui porte-dans.
C’est un mot Im-portant, mais pas écrasant, Important parce que in-stillant. In-stillant du bon (et ça c’est à noter, car ce n’est pas toujours le cas, il arrive que du mauvais, du poison soit instillé dans nos existences).
« ‘Ephatha »
Adressée à l’infirme, c’est ce qu’on appelle une parole performative, c’est-à-dire une parole qui accomplit ce qu’elle annonce. Qui agit, qui bouleverse l’ordre des choses et donne valeur et qualité nouvelles au réel.
Deux des plus belles paroles performatives qui existent, et qui sont en nos pouvoirs, à nos portées sont : « Je t’aime » et « Je te pardonne ».
Lorsqu’elles sont prononcées, ces paroles font ce qu’elles disent.
Ce sont des paroles qui, pour ceux et celles qui les reçoivent, engagent leur avenir et les conduisent vers un horizon autre, insoupçonné.
Impossible d’en sortir indemne.
Ici, la parole performative, transformatrice de Jésus, c’est Ephatha.
Ephatha, le texte nous en offre la traduction : « ouvre-toi », et même « ouvre-toi complètement » « ouvre-toi entièrement »…
Toi qui n’entends pas bien, toi qui ne sais pas bien t’exprimer : ouvre-toi… Décroqueville-toi, que tout ce qui est en toi se déploie et s’ouvre et acquière enfin la capacité de recevoir ce qui vient d’ailleurs, ce qui vient de l’autre, comme un cadeau. Même s’il ne te semble pas mérité.
« Ouvre-toi » : voilà une histoire d’ouverture qui se présente à notre réflexion.
Ce qui s’ouvre très concrètement pour nous, c’est une nouvelle année d’activités en Église, un nouvel agenda pour cette année scolaire à Angers, à Cholet.
Sous la parole de Jésus, posons-nous la question de savoir ce qui est appelé à s’ouvrir. En nous. Entre nous.
Comment au début d’une nouvelle année, en cette rentrée, laisser s’ouvrir, comme une puissance de guérison, ce chemin qui va de l’autre à toi ? De toi au Seigneur. Ce chemin qui va de l’autre à moi. De moi au Seigneur.
Comment laisser s’ouvrir et se pacifier, comme le ferait un baume bienfaisant, ce chemin qui mène de toi à moi ? De nous au Seigneur.
Jésus applique ses doigts dans les oreilles, il touche la langue du malade, il lève les yeux au ciel.
Ce faisant, par une posture et une gestuelle à l’apparence incongrue, il investit le corps malade, le corps souffrant pour le présenter au Très-Haut. En dehors de tout protocole établi, il tisse comme un cordon gestué et corporel entre l’infirme et la Source de toute Vie.
Alors il nous relie, Lui, à Celui qui est notre Maître et duquel procède toute force de vie, de guérison, de résurrection.
C’est bien un chemin nouveau qui est à même de s’ouvrir.
Ephatha : ouvre-toi, entièrement, complètement.
Ce qui a besoin de guérison et d’ouverture, c’est probablement ainsi notre capacité à écouter, à entendre une parole autre, et peut-être teintée d’étrangeté. Ephatha…
Comment aiguiser notre capacité à parler, à jouer avec de l’autre, de l’étrangeté ?
Comment sortir de nos formules convenues (de nos aprioris auto-fondés) pour laisser résonner ce qui vient d’ailleurs ? Ce qui est à même de nous rejoindre.
Ce qui a besoin de guérison et d’ouverture, enfin, c’est certainement ce que nous avons à partager : ouvrir le champ des questions, n’être sûr de rien, refuser de laisser régner la domination des savoirs tout faits, des certitudes qui écrasent, des bonnes leçons qui accablent.
Je pense que nous, foule malade, nous avons d’abord besoin des questions que nous pouvons mettre ensemble sur la même table, pour les partager. Nous n’avons pas besoin des réponses qui ne conviennent qu’aux plus convaincus.
Autour de cette table, nous avons besoin de redécouvrir aussi la valeur du Vis-à-Vis :
Voilà un autre mot Important, qui Im-Porte du sens à l’histoire de la guérison du bègue et malentendant..
Avant même de prononcer ce mot clé Ephatha, un mot qui, on l’a vu, fait sauter bien des verrous, Jésus s’occupe de l’infirme d’une manière toute particulière : il l’extrait de la logique de la foule.
La foule vient à lui avec « Son » infirme. Avec son protocole de soin « on lui apporte un sourd et bègue, on le supplie d’imposer la main sur lui. » (v.32). C’est alors que Jésus fait le choix de l’extraire de la foule. Il instaure un tête à tête, un vis à vis avec le malade.
Vis à vis, ça veut dire « de Visage à Visage » : Jésus souhaite rencontrer l’homme, mais pas pour l’instrumentaliser, pas pour l’infantiliser, pas en surplomb, il souhaite venir à lui à hauteur d’humain, à même hauteur de visage, c’est-à-dire à même hauteur de regard, de langue et d’oreilles pour lui offrir ouverture et guérison.
La foule, elle pense savoir ce qui est bon pour l’autre, elle pense connaître les gestes à effectuer.
« Maître, toi qui sais faire, impose-lui les mains. »
Mais la foule c’est du collectif. Et du collectif qui ignore que Jésus ne mise que sur l’individuel, le particulier, le visage à visage.
Pour Jésus, rien n’est possible sous le jugement du collectif, rien n’est jouable sous les aprioris de celles et ceux qui savent (ou qui pensent savoir), c’est-à-dire les sachants (ou qui s’estiment l’être). Quand bien même ce serait avec les meilleures intentions du monde.
Bonne Nouvelle, nous sommes appelés à nous tenir sous le regard de Dieu en croyant, pas en sachant.
Et à faire de nos fragilités et de nos questions le ferment de notre relation à Dieu.
De la même manière que la confiance est une affaire individuelle, la foi est une question personnelle. Jamais résolue.
Personne ne pourra croire à ta place, aucun docte théologien ne pourra mettre pour toi ta foi au cœur de ta vie pour en faire le moteur, personne ne pourra entrer pour toi dans une relation de confiance avec Jésus-Christ, Lui qui est la Parole de Vie.
Cette histoire, c’est une histoire entre toi et Lui.
Dans ce vis-à-vis. Pas ailleurs, pas autrement.
En cette année scolaire qui s’ouvre pour notre Église, il nous appartient certes de reprendre un champ nouveau d’activités à cultiver.
Mais à vrai dire, cette histoire de guérison ne parle pas de l’Eglise.
Elle parle de toi, elle parle de moi, elle parle surtout de Lui. Jésus/
Il est là, Lui, pour t’écarter de cette foule qui pense savoir ce qu’il te faut, cette foule qui estime connaître ce qui est bon pour toi, et pour le monde.
Mon ami(e), ma sœur, mon frère, tourne-toi vers Lui : le Seigneur seul est ta lumière, Il est ta délivrance, Il est ton salut.
Amen