De l’autre côté du miroir

Les Époux Arnolfini par Jan van Eyck - 1434 (collection de la National Gallery à Londres). Portons notre regard sur ce tableau dont le principal intérêt n'est pas le chapeau bizarre du personnage masculin...

Mais qu’est-ce que j’admire le plus dans ce tableau ?

Est-ce la finesse des détails, le rendu hallucinant des étoffes, des drapés, des fourrures ?
Est-ce la virtuosité du peintre qui, grâce à l’artifice du miroir bombé (dit « miroir de sorcière ») placé sur le mur du fond (entre les époux), peut concentrer toute la scène et développer un jeu de perspectives complexes ?
Est-ce la malice de van Eyck qui, dans ce même miroir, fait disparaître le chien (symbole de fidélité conjugale) et disjoint les mains des époux, mettant en doute la sincérité des liens unissant le couple ?
Est-ce cette signature (rarissime à l’époque), au dessus du miroir, qui marque non seulement la reconnaissance de Van Eyck comme artiste, mais aussi son statut de témoin de la scène (« j’étais là », en 1434)…

Mais qu’est-ce qui me trouble autant dans ce tableau ?

Est-ce le contraste saisissant entre la pause hiératique, empesée, des personnages, et l’intimité d’une chambre conjugale dont le lit tendu de rouge indique clairement le lien charnel et la relation sexuelle (les fruits posés sur le meuble à gauche relèvent de la même symbolique) ?
Est-ce plutôt le regard presque triste des époux ?

Mais qu’est-ce qui me touche autant dans ce tableau ?

Je me rends compte qu’il s’agit en fait d’un des très rares tableaux figurant une femme enceinte ! Jusqu’au 20ème siècle le thème a été totalement préempté par la représentation de la seule grossesse jugée « montrable », déconnectée de l’acte sexuel : Marie portant en son sein Jésus… (et ces tableaux de Marie enceinte sont infiniment moins nombreux que ceux où Jésus est représenté bébé ou enfant).
Dans nos sociétés patriarcales la grossesse renvoyait à l’impureté, les structures et les cadres de la morale s’étant élaborés autour du concept de péché originel (dont la grossesse est la manifestation la plus… voyante).

Au début du 20ème siècle, lorsque Klimt peint une femme enceinte (nue qui plus est), c’est un changement de regard qui commence à s’opérer (mais la présentation publique du tableau est interdite)… Dans l’Espoir I, Klimt présente une femme à la chevelure rousse flamboyante et encadrée par une créature aux allures de serpent… toujours la bonne vieille symbolique du péché.

Il faudra attendre Frida Khalo (une femme évidemment !) pour que la catégorie pure/impure vole en éclat, pour que le corps féminin échappe au « male gaze » (point de vue masculin) et à l’objectivation…
Grossesse, accouchement, et même douleur infinie de la fausse couche, Frida Khalo représent tout.

Alors peu m’importe si Van Eyck a peint l’intimité d’un mariage caché – car déjà « consommé » (quel horrible terme)… En revanche j’admire, je suis troublé, je suis touché par cette merveilleuse Giovanna Cenami, épouse Arnolfini, rare, si rare, représentante des femmes portant un enfant. Depuis près de 600 ans elle se tient debout, figurant un peu notre mère à tou.te.s.

David Vandiedonck

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